Février 2021 – Le Turkménistan négocie avec les talibans

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Par Zénon Bekdouche, promo 2022

Le Turkménistan négocie avec les talibans

Une délégation du mouvement islamiste afghan des Talibans à été reçue au mois de février dans la capitale turkmène, Achgabat. Cette réunion, qui s’est tenue aux cotés du ministre des affaires étrangères, à largement portée sur la construction du gazoduc TAPI, censé relier différents pays de la région. Les émissaires invités ont réitéré leur soutien à cette installation, en parallèle du support qu’affichent les autorités turkmènes, à l’origine de l’idée.

Des dirigeants talibans se sont entretenus avec le ministre turkmène des affaires étrangères. Selon un compte rendu publié sur le site officiel du ministère, les deux parties ont insisté sur la nécessité de garantir la stabilité et la paix en Afghanistan. Hormis cet objectif, classique, c’est le projet du gazoduc TAPI qui à été abordé. Cette initiative, qui remonte à la signature d’un premier mémorandum en 1995, n’a jamais cessée d’être soutenue par le Turkménistan. Pour cause, ce gazoduc permettrait au pays de s’extirper du carcan chinois et de diversifier ses exportations gazières vers l’Asie du Sud. Le projet TAPI, acronyme des pays qu’il traverse, doit passer successivement en Afghanistan, au Pakistan puis en Inde, devra s’affranchir de nombreux obstacles régionaux, dont son instrumentalisation, pour être un jour être effectif.

Ambivalents, les Talibans se veulent rassurants

A l’issue de cette réunion, les Talibans ont déclaré par l’intermédiaire de leur porte-parole soutenir l’initiative, garante de développement et de prospérité en Afghanistan. En ce sens, ils réitèrent une intention déjà exprimée en 2016, via une déclaration dans laquelle ils promettaient de renoncer à porter préjudice aux installations susceptibles d’êtres bénéfiques pour leur pays. Avec cette attitude conciliante et les bons auspices du Turkménistan, ce dernier entend bien rassurer les investisseurs de la région et garantir la non-interférence du groupe islamiste pour la réalisation d’une initiative vieille de vingt-cinq années.

Étant donné le rôle prépondérant que joue l’organisation dans la sécurité de la région, le Turkménistan reste donc tributaire des évènements qui se produisent en Afghanistan et ce sont les Talibans qui détiennent la clé de ces derniers. Idéalement, on pourrait considérer, avec ce soutien affiché, que la problématique sécuritaire serait en grande partie réglée, et représenterait une épine en moins dans le pied du Turkménistan pour s’assurer de la réalisation du gazoduc chez son voisin. Mais en se penchant sur la situation afghane, cet obstacle ne semble pas avoir tout à fait disparu.

Effectivement, dans une longue analyse relative à cette visite, un spécialiste de la région revient sur de nombreux détails, dont le comportement des islamistes ces derniers mois, pour le moins erratique. A contre-courant donc, de ce qu’ils avaient promis à la fin de l’année 2016. Dans un tel contexte de déclarations et d’actions contradictoires, à rebours de ce qui était pourtant promis, il est difficile de voir les Talibans comme un partenaire stable et cohérent pour garantir le projet gazier.

Les États-Unis ont néanmoins tenu à prendre leurs distances avec cette entrevue. Par le biais d’un communiqué adressé au site Newsweek, le Secrétariat d’Etat américain à nié avoir intercédé en la faveur de la récente rencontre, se bornant à répéter « soutenir les efforts entrepris en Afghanistan et dans la région pour renforcer leur coordination économique, les infrastructures énergétiques » ainsi que « la connectivité » entre les différents pays de la zone.

Enfin, cette déclaration intervient alors qu’ont repris en Janvier dernier les négociations entre les Talibans et l’Etat afghan, qui avaient débutées en Septembre 2020 au Qatar, afin de trouver un compromis permettant d’assurer la stabilité du pays. Pour les premiers, cette excursion au nord peut être l’occasion de leur donner une légitimité aux yeux du monde en apparaissant comme un acteur cohérent et indispensable à l’élaboration d’un processus de paix, qui même s’il aboutissait, ne serait pas suffisant pour garantir la construction du gazoduc.

L’édifice fantôme

Effectivement, sur le plan pratique, les travaux n’avancent pas vite, voire même pas du tout. Par ailleurs, aucune information concernant une date ou le financement du projet n’a été avancée par la partie turkmène au cours de la réunion du 6 Février. Et l’année dernière, en Janvier 2020, les travaux n’avaient toujours pas débuté en Afghanistan, comme le rapportait un média afghan, de quoi réduire un optimisme déjà faibe.

De même, en 2015 avait eu lieu une cérémonie célébrant l’inauguration du début de construction de la partie turkmène du gazoduc, à l’époque rapportée par l’AFP. Aujourd’hui, plusieurs experts doutent de l’achèvement de cette portion, censé être imminent en 2019. Sans cesse repoussé, le projet TAPI pourrait peut-être même ne jamais voir le jour.

Si cet optimisme d’autrefois semble aujourd’hui bien lointain, c’est qu’il existe plusieurs raisons de douter. Bruce Pannier formulait il y a un peu moins de deux ans dans cet article, différents doutes au sujet de la partie turkmène des travaux, en se basant simplement sur des commandes de tuyaux en provenance d’Arabie saoudite ou de Russie, passées par le Turkménistan. En les superposant avec les déclarations faites antérieurement par ce dernier, qui assurait avoir complété les travaux sur son territoire, l’auteur conclut mathématiquement que l’installation est loin d’être terminée, compte tenu du volume de matériaux acheté. Dans un tel contexte, il est difficile d’imaginer comment pourraient commencer des travaux en Afghanistan alors que rien n’est achevé en amont.

Même en présumant que le tronçon turkmène ait été finalisé, cela n’assure en rien la certitude du projet de l’autre côté de la frontière. D’un point de vue politique, il est également rappelé que le soutien des deux autres pays riverains à ce projet à été subordonné à des engagements pris par le Turkménistan à baisser le prix du gaz qu’il exportera vers le Pakistan et l’Inde. À ce titre, le premier avait même conditionné sa participation au projet à une baisse des tarifs. Dans une analyse très complète publiée par l’agence allemande dw.com , il semble que les demandes du Pakistan n’ont pour l’heure pas été entendues et constituent toujours un obstacle pour l’aboutissement du gazoduc. Pour les politologues et journalistes interrogés, la réunion du 6 Février serait également un levier de négociation supplémentaire à destination de l’Etat pakistanais pour ses intérêts propres dans la région.

D ’un point vue légal enfin, une loi afghane votée en 2019 aurait retardé le commencement des travaux, selon une autre spécialiste de la région, Catherine Putz, journaliste pour le Diplomat. Qu’il s’agisse de problèmatiques sécuritaires, légales ou politiques, le projet semble être incertain et demeure soumis à des aléas externes comme internes, bien que la réunion de Février soit une nouvelle tentative d’afficher la vivacité de cette entreprise, substantielle pour le Turkménistan et ses intérêts.

Un projet vital pour le Turkménistan

Le pays, qui compte une réserve de gaz parmi les plus importantes du monde, souhaiterait diversifier ses exportations à l’Asie du Sud via ce pipe-line. En 2019, selon le ministère américain du commerce, une écrasante partie de son gaz exporté était destinée au marché chinois, via le gazoduc d’Asie centrale, partagé avec l’Ouzbékistan et le Kazakhstan. Au vu de la situation générale de l’Afghanistan, il est aisé de comprendre l’intérêt que montre le gouvernement turkmène pour assurer à son voisin méridional une meilleure sécurité, indispensable pour la bonne conduite des travaux, et à plus long terme, du respect des infrastructures énergétiques que les deux pays ont en commun. Ce projet est devenu d’autant plus vital que la Chine à récemment revu à la baisse ses importations de gaz turkmène au profit de ses voisins, analysait l’année dernière le Foreign Policy Research Institute, un think-tank basé aux Etats-Unis.

La décision de recevoir les Talibans afghans peut sembler, pour la partie turkmène de promouvoir un projet stable et rassurant, notamment pour les investisseurs, qui comprennent plusieurs compagnies privées indiennes ou pakistanaises.

L’Afghanistan : un mirage régional ?

L’analyse particulière publiée en Février dernier par Deutsche Welle sur le rôle du Pakistan dans cette rencontre est révélateur d’une volonté régionale de puissance. En effet, l’Afghanistan est depuis de nombreuses années un « proxy » pour trois pays en quête d’un statut de puissance régionale : l’Iran, le Pakistan et l’Inde, qui cherchent désormais à accroître au maximum leur influence, en consentant à des investissements particuliers.

La rencontre turkmène aurait donc été organisée directement par les services spéciaux pakistanais afin d’instrumentaliser un projet vital pour Kaboul et Achgabat, en vue de peser sur les négociations indo-afghanes, qui inclueront de fait les Talibans, dont la légitimité internationale sort renforcée par des discussions dont on ignore si elles ont donné lieu à de véritables avancées. Les Talibans, proches de certains éléments des services de sécurité pakistanais, comme en atteste le réseau Haqqani, sont donc utilisés comme intermédiaires afin d’affaiblir leur rival indien. De son coté, New Delhi aurait investi en Afghanistan près de 3 milliards d’euros depuis 20 ans, afin d’essayer de « contenir » les actions extérieures pakistanaises

Plus récemment, le retrait américain d’Afghanistan, annoncé il y à peu par Joe Biden à été accueilli à bras ouvert par Islamabad. Toutefois, comme le rapporte le Diplomat, le retrait américain pourrait être à double tranchant pour le Pakistan, qui devrait renforcer son contrôle intérieur afin d’éviter un débordement sur son territoire, mais également canaliser les Talibans en ne comptant que sur ses moyens, voire même en étant concurrencé par de nouveaux appétits régionaux, russes et chinois en tête. Ces vélléités paraissent ambitieuses puisque compte tenu de l’histoire du pays, il est plus facile de le percevoir comme un casse-tête sempiternel plutôt qu’un territoire pouvant être réellement bénéfique à des puissances étrangères.